PARTIR Tout commença vraiment lorsque le vent, brusquement, cessa. Jusqu'alors, je voguais dans la plus parfaite insouciance. J'étais parti avec l'état d'esprit d'Alain Gerbault à la conquête de l'océan : seul et enthousiaste. Pour un peu, j'a...
Tout commença vraiment lorsque le vent, brusquement, cessa. Jusqu'alors, je voguais dans la plus parfaite insouciance. J'étais parti avec l'état d'esprit d'Alain Gerbault à la conquête de l'océan : seul et enthousiaste. Pour un peu, j'aurais pastiché l'énigmatique carte postale, datée du 6 juin 1923, qu'il posta avant d'entreprendre sa traversée transatlantique en solitaire : «Chers parents, 300 litres d'eau, 40 kg de boeuf salé, 30 kg de biscuits de mer, 15 kg de beurre, 24 pots de confitures, 30 kg de pommes de terre.» J'aurais repris ses mots, sans en changer une virgule : «Je suis tout heureux d'avoir trouvé ma voie et de réaliser mon rêve. Je récite à la barre mes poèmes préférés de la mer. La nuit passe très vite. Une à une les étoiles disparaissent. Une clarté grise arrive de l'Orient. Mon bateau est beau lorsque vient le jour.» Moi, que mon père, marin au long cours, m'avait affublé du gentil sobriquet de «marin d'eau douce sur un bateau en cale sèche» (quand ce n'était pas «moussaillon des bacs à sable»), je m'imaginais déjà en capitaine Némo, héros des Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne, et à qui le naturaliste Arronax demandait s'il aimait la mer. «Oui ! Je l'aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n'est que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n'est que mouvement et amour; c'est l'infini vivant, comme l'a dit l'un de vos poètes». Et de conclure : «Ah ! Monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement est l'indépendance ! Là je ne reconnais pas de maître ! Là je suis libre !»