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Extrait de l'introduction
L'amour comme expérience du vide
Dans le corpus de textes qui sont considérés comme l'équivalent de la Bible, Le Kojiki et Le Nihongi, Izanami, la première femme, et Izanagi, le premier homme, se chargent de procréer l'univers. Le monde n'advient pas par la parole. Il est le résultat d'un acte d'amour physiquement décrit comme un emboîtement de la "partie en creux" avec la "partie en plein" de deux êtres qui, avant de s'unir, ont préalablement tourné autour d'un poteau pour mimer la première rencontre: "Oh, quel beau jeune homme!" s'exclame Izanami en simulant la surprise. "Oh, quelle belle jeune fille!" s'exclame Izanagi, qui lui renvoie l'image en miroir du coup de foudre... De là découle que le verbe "se voir" (miru) au Japon signifie aussi bien "faire l'amour" que "s'enchanter de voir se refléter dans le regard de l'autre la profondeur de son propre amour". Izanagi et Izanami croisent donc d'abord leur regard (hitome), puis échangent une déclaration suivant des modalités qui fixeront pour plusieurs siècles le modus operandi de la séduction à la japonaise. Après quoi, les amoureux mythiques procèdent aux multiples étreintes dont sont issus les mers, les continents, les fleurs, les animaux, les peuples ou les étoiles. S'il faut en croire cette légende cosmogonique, les êtres humains partagent le même sang que tout ce qui les entoure. L'énergie vitale qui circule à travers leurs corps est la même que celle qui traverse les pierres ou qui souffle dans les frondaisons des arbres en fleurs. Elle est faite de ce désir qui a porté la première femme vers le premier homme. Un désir si puissant que les roches elles-mêmes en sont restées comme aimantées...
Au Japon, où l'on répugne à l'exprimer autrement qu'en acte, l'amour suit la trace des pas divins comme une danse magnétique, semblable au doux frottement des herbes que le vent fait s'enlacer. Semblable au va-et-vient des vagues lorsqu'elles recouvrent le sable tendre de leurs écumes superposées ou à celui des nuages frottant leur ventre aux flancs recto puis verso des montagnes...
Cette chorégraphie rythmique, placée par la mythologie à l'origine du monde, revêt le caractère sacré d'un rituel que les êtres humains sont appelés à célébrer le plus souvent possible parce que, comme "le sourire appelle le bonheur", il faut jouir pour être heureux. Inutile de dire l'amour, ni de le théoriser. Il faut le vivre. Plus précisément, "le faire", car, ainsi que l'explique Jean Herbert dans Aux sources du Japon, le sacré relève avant tout de l'expérience physique et émotionnelle. "Inazô Nitobe (ancien secrétaire général adjoint de la Société des Nations, auteur de plusieurs livres sur la mentalité japonaise), constatait que le Japonais ne s'intéresse pas à ce qu'il faut croire, mais à ce qu'il faut faire. L'un des attributs que l'on reconnaît généralement aux kamiest d'ailleurs koto-agesenu, le fait de ne pas"élever de paroles', ce qui met un sérieux frein à toute tentation de se lancer dans des théories ou des généralisations. C'est pourquoi dans les grandes cérémonies religieuses (matsuri) l'expression verbale est pratiquement absente et seuls les sentiments sont invités à se manifester."Pas de théologie au Japon: la pensée procède du corps.
La langue japonaise elle-même, très pauvre en mots abstraits, répugne aux concepts. Elle leur préfère ces mots mimétiques, omniprésents dans la langue parlée, écrite et même purement littéraire, qui fourmille d'onomatopées (les giongo ou giseigo, renvoyant à des bruits) comme kotsu-kotsu, l'équivalent de"toc-toc", mogo-mogo,"marmonner", ou oi-oi,"pleurer à pleine gorge", et d'idéophones (les gitaigo, renvoyant à des sensations, des aspects visuels, des états physiques ou psychologiques) comme aki-aki ("en avoir assez"), ikatto ("dans un éclat de lumière") ou iji-iji ("intimidé"). Il existerait plus de 800"mots-perceptions", sans compter ceux qu'improvisent au quotidien 127 millions de Japonais, conférant à leur langue un vrai pouvoir d'évocation tactile, visuel et sonore... La sensation seule compte. Au Japon, la réalité se réduit à ce que les nerfs des muqueuses et de la peau, l'opercule des tympans et la membrane parabolique de l'oeil peuvent capter de ce monde sans cesse changeant. Dans cet univers phénoménal, la notion d'amour elle-même se définit de façon empirique comme un état affectif fluctuant, impossible à décrire autrement qu'en termes de chaos intérieur, un chaos tel que l'image le plus souvent utilisée en poésie amoureuse est, depuis le 9e siècle, celle de l'herbe ballottée par le vent ou par l'eau...
Subjectif par définition, l'amour semble à ce point flottant, insaisissable, qu'il a fini par devenir presque indicible. On ne dit pas"je t'aime"au Japon. La dernière mode, chez les adolescentes, consiste d'ailleurs à se déclarer en demandant:"Dis-le"(le), plongeant leur partenaire dans une détresse rougissante qui fait office d'aveu... Cela se passe de mots. Plutôt que dire"je t'aime", suivant une formulation considérée comme trop explicite, on préfère donc murmurer"la lune est belle", puis se serrer l'un contre l'autre en écoutant les battements de son propre coeur qui s'harmonisent avec la stridulation des insectes et le soupir des arbres. L'amour n'existe que le temps de ces minutes de recueillement. De même que le sacré, il est fait de cette somme d'instants arrachés au passage éphémère des perceptions. Il n'y a rien de tangible ni de définitif dans ce pays qui considère l'amour de la même manière que le divin: impossible d'atteindre cet objectif autrement que par éclairs. L'être tout entier n'aspire qu'à ces moments de grâce, durant lesquels il se laisse déposséder de lui-même sous l'effet de l'orgasme ou d'une émotion déchirante face à la beauté du monde. Après quoi, retour à la réalité."