Extrait de la préface :
Quand Attilio Micheluzzi se lance en 1977 dans la réalisation de sa nouvelle série pour Il Glornalino, il n'imagine sans doute pas l'ampleur du récit qu'il ouvre. Il a certes déjà dessiné les aventures à rallonge de Prince Erik ou celles du reporter Johnny Focus, mais cette fois il entame une histoire nettement plus originale dans laquelle il va s'impliquer plus profondément.
Micheluzzi, né en 1930 en Istrie, aux marches de l'Empire Austro-Hongrois, est fils d'un officier de l'aviation italienne. Toute son enfance sera bercée par le grondement des moteurs et les récits des grands héros de l'aviation du Baron Rouge à Mermoz. De là vient sa profonde connaissance et sa nostalgie de la Mittel-Europa et c'est ce qui va donner la couleur si particulière et l'émotion de cette bande dessinée hors normes qu'est Petra Chérie. Micheluzzi reconstruit tout un univers historiquement précis et détaillé. De l'aileron du triplan de von Richthofen au dernier bouton de guêtre du fusilier Anglais, tout est juste. Le souci du détail véridique, et la connaissance précise des arrière-plans géopolitiques qui crédibilisent la fiction, ont toujours été les marques de fabrique de son oeuvre.
Ce qui intéresse Micheluzzi dans Petra Chérie, c'est de nous raconter sa Grande Guerre, et cela va lui permettre de mettre en scène de façon ébouriffante la Fin d'un monde cher à son coeur. Il s'agit du crépuscule mythifié de l'aristocratie européenne : les héros s'étripent, mais de façon chevaleresque tout en gardant gants blancs et distinction. Micheluzzi va ainsi emporter son lecteur sur un rythme haletant de la Belgique à la Russie en passant par les Balkans et la Syrie durant cette année cruciale que fut 1917.
Prenant à contre-pied les habitudes bien ancrées de la bande dessinée traditionnelle, il campe une héroïne qui sera d'autant plus originale qu'elle est une flamboyante femme émancipée dans le monde profondément machiste du fumetto d'aventure. Le choix d'un personnage central féminin avait été suggéré par Alfredo Barberis, rédacteur en chef du Corriere dei ragazzi. Micheluzzi avait au départ songé à un personnage masculin «Le Vicaire», aviateur casse-cou ayant pour manie de citer la Bible. Barberis pensant que ce héros ne se démarquerait pas suffisamment de Corto Maltese, incita Micheluzzi à créer une héroïne. Ce qu'il fera donc avec maestria et avec le plaisir de s'opposer à sa manière au féminisme - selon lui- hargneux et vulgaire des années soixante-dix.
Petra mène ses affaires et ses amours en totale liberté. Les hommes n'ont pas le beau rôle : c'est elle qui décide, qui tranche et qui agit. Même le célèbre Baron Rouge se fera rouler dans la farine. Quant au bien falot Lawrence d'Arabie, c'est à elle qu'il doit de sortir des griffes de son bourreau turc. Petra, héroïne émancipée et aux multiples talents, n'est cependant pas une «super woman», elle a ses faiblesses et ses doutes. Petra de Karlowitz est un mélange subtilement dosé - pour faire fantasmer le lecteur latin- entre un père noble polonais et une mère française. De nationalité hollandaise, elle a passé son enfance en Chine, elle est polyglotte. Physiquement nous retrouvons la Louise Brooks qui a également si fortement inspiré Crepax et Pratt. Petra est jeune, riche, belle et oisive, et si apparemment par dilettantisme, elle se livre à l'espionnage, ce sera, contrairement à sa compatriote et collègue Mata-Hari, du "bon" côté. Micheluzzi se garde bien de tomber dans le manichéisme habituel de la bande dessinée : chaque camp a son lot de crapules et de personnages élégants. Les premiers récits sont relativement conventionnels : il s'agit d'histoires d'espionnage plutôt classiques qui s'enchaînent sans ligne directrice claire. Petit à petit, et c'est ce qui fait le charme de la série, le personnage s'étoffe. En même temps qu'il perd le contrôle de l'action, il devient plus fragile et plus émouvant. Petra se retrouve ballottée à travers 1 Europe en guerre en ayant de moins en moins prise sur son destin, tandis que la grande Histoire s'accélère.